Extrait du travail de recherche en Master II Littérature
texte/image, Université de Poitiers, juillet 2015 par Fardin Mortazavi :
CyberOmbre : une pratique théâtrale par les jeunes pour penser les medias
Sous la direction de Professeurs Denis Mellier et Luc Vigier avec Professeur Christine Baron en membre de jury
« The medium is the message »
Marshall McLuhan[1]
En 1964, Marshall McLuhan, théoricien canadien de la communication,
posait les jalons d’une définition moderne des médias. Il les définit
comme le prolongement technologique de l’individu, comme un nouveau sens
de perception, lui permettant de recevoir un message. Il démontre
l’importance du média en tant que moyen (medium) de communiquer ce
message, concevant l’idée que ce dernier puisse être le message
lui-même. Il imagine, ainsi, la standardisation des sociétés au travers
d’une culture médiatique commune en proposant le terme de « village
planétaire ».
« L’enfant très jeune est comme le primitif : ses cinq sens sont
utilisés et ont trouvé un équilibre. Mais les technologies changent cet
équilibre ainsi que les sociétés. L’éducation développe un sens
en particulier. Hier c’était la vue, par l’alphabet et l’imprimerie.
Depuis plusieurs décennies, c’est l’ouïe. Et désormais, c’est notre
système nerveux central » (Ibid.p45).
L’arrivée d’un médium : la parole, l’imprimé, la roue, la route, …,
l’Internet bouleverse le sensorium, la somme de l’interaction des divers
sens. Le médium permet à l’homme de lâcher son milieu pour le saisir
autrement. McLuhan prévoyait l’arrivée d’Internet en le désignant comme
la phase finale des prolongements de l’homme. Par ce biais, on simule
technologiquement la conscience et le processus créateur de la
connaissance s’étend collectivement à l’ensemble de la société humaine.
La phrase phare de la pensée de McLuhan The medium is the message est
traduite : Le message c’est le médium, ou Le médium est le message.
Cette phrase présente un sens circulaire. D’une part l’outil même,
l’effet technologique est un message comme le passage de la parole à
l’imprimé a permis à un gouverneur d’étendre son pouvoir d’une ville à
la région. D’autre part, le contenu d’un médium est à son tour un médium
; un savoureux morceau de bifteck que le cambrioleur offre au chien de
garde de l’esprit pour endormir son attention.
Les préadolescents et les adolescents, les jeunes[2], se connectent
aux nouveaux médias d’une manière très intense et souvent autonome ce
qui les rend assujettis à la forme et au contenu des médias fréquentés.
Les parents et l’école n’ont plus aujourd’hui le monopole de
l’éducation. « Les modèles dominants d’autorité parentale accordent une
attention particulière au développement personnel et à l’autonomie, […
ce modèles] qui peuvent faciliter l’influence des discours extérieurs,
celle des pairs comme celle des médias[3] ». L’entrée des écrans dans la
famille et l’école est devenue d’autant plus facile que la théorie de
la réactance est dominante dans la pensée éducative actuelle :
l’interdit suscite chez l’être humain un désir d’y accéder plus grand.
C’est l’attrait du fruit défendu (Ibid.148). Or le rôle éducatif des
médias reste très difficile à évaluer dans la transmission
des connaissances, des valeurs et des normes. « Rien n’assurent
notamment que les modèles qu’ils véhiculent soient en accord avec les
principes que les parents ou l’école cherchent à transmettre » (Ibid.).
Les pédagogues progressistes militent pour une place plus grande des
images et des médias à l’école. Les médias sont introduits dans les
programmes scolaires « mais l’éducation aux médias manque encore de
moyens pour que se construise une action d’envergure, notamment hors de
l’école[4] » (Ibid.).
C’est pour quoi la régulation des médias est considérée par les
parents et les éducateurs nécessaire et urgente : l’éducation des jeunes
devenant impossible sans celle-ci. Elle imposerait alors un cadre
d’utilisation et d’interprétation adapté à la double nature des médias :
culturelle et industrielle. Comment peut-on situer la diffusion
des contenus à risque dans l’économie des médias? « Dans la société du
risque, la production industrielle est corrélée à la production sociales
de risque, comme l’a mis en évidence le sociologue allemand Ulrich Beck
en 1986 » (Ibid.8-9). Même si les médias peuvent nous informer sur les
risques sociaux et écologiques, leur approche culturelle est
industrielle et cherche la rentabilité – fait souvent négligé par les
pédagogues. Les médias sont au cœur de cette production de risques en
tant que moteur de consommation des ménages par la publicité sur leurs
propres produits et ceux des autres secteurs industriels. La diffusion
des risques rend la tâche des parents et des éducateurs de plus en plus
complexe, en dépit des injonctions des pouvoir publics.
Les jeunes sont dans l’emprise du monde numérique de Cartables
Electroniques, Cloud, e-book, Twitter, Tablettes tactiles, Facebook,
Smartphone, big-data … monde au sein duquel les industriels recomposent
un nouveau monde selon leur propre logique : celle de la performance et
de l’efficacité. Il faut s’adapter et se mobiliser intégralement dans
les « réseaux sociaux » et au plus vite sous peine d’être exclu.
« Enfin libre ! » disent les jeunes, alors qu’au contraire,
ils dépendent de plus en plus de ces dispositifs technoscientifiques.
Ils se trouvent dans une situation de déprise : une incapacité de
comprendre ce qui leur arrive, par manque de recul et de distance, naît
alors une forme d’indifférence à leur propre situation[5].
Dans ce contexte de déprise, de rupture de la transmission des
valeurs, de pulvérisation des formes traditionnelles d’autorité d’une
part et d’incertaine perspective d’une régulation efficace des médias
d’autre part, les parents et les éducateurs tentent de réinventer
de nouvelles formes pédagogiques pour que les jeunes repensent les
médias dans leur microsociété. Ils multiplient l’intervention des
experts sur les dangers et les bons usages des médias. Ils tentent,
parallèlement et par d’autres moyens tels la culture, le théâtre : un
médium artistique permettant aux jeunes de repenser les médias.
Ses actions sont alors centrées autour de trois axes, la culture comme :
1. Le souci de soi et de l’autre, socialisation, liens avec l’autre.
2. S’oublier, s’évader, lâcher prise, prendre du temps autrement que par les médias.
3. La culture comme origine de savoir et de pouvoir, développement de l’esprit critique.
C’est dans ce contexte précis que j’ai été sollicité, depuis 2011,
par des établissements scolaires : collèges et lycées, pour mettre en
place des résidences artistiques de création de spectacles vivants avec
les élèves sur le thème des nouveaux médias, les réseaux sociaux,
l’Internet. Les objectifs me paraissaient généraux et la mission
complexe et difficile à mettre en œuvre. En effet les résidences sont
courtes et les élèves ne s’inscrivent pas volontairement dans cet
atelier de théâtre. Dès les premières rencontres avec les jeunes,
les nécessités ressenties, m’ont guidé dans la construction des
modalités de mise en œuvre : un espace vide comme forme, impliquant le
corps et la voix, une forme proche du théâtre immédiat[6] proposé par
Peter Brook et le théâtre d’Ombre comme substance et matériau de
réalisation. La forme espace vide s’imposait par l’impossibilité de
mettre en œuvre une performance, un théâtre classique de texte. Il
fallait un espace tout à la fois libre et encadré pour que les jeunes
puissent s’y réaliser librement en dehors de leurs schémas éducatifs
habituels. Le matériau d’ombre a été choisi, d’abord comme écran
protégeant les jeunes comédiens non professionnels du regard de
spectateurs, puis pour étudier les lois de formation d’une image et
d’une représentation sociale. Les jeunes, sont-ils des produits de la
façon imaginaire dont ils se présentent le monde? Ou est-ce par le
prolongement de leurs organes sensoriels et sous le contrôle invisible
des médias que leur identité sociale se construit? Dans cette logique,
inévitablement, j’ai rencontré le texte de l’Allégorie de la Caverne[7]
de Platon : il signifie que notre rapport au réel est un rapport
imaginaire, médiatisé à notre insu par un médium : une langue, un milieu
culturel, etc. Ceci permettrait de prendre conscience que nos
représentations sont fabriquées : le monde des apparences. Cette
confrontation entre le monde numérique des jeunes et la substance
fondamentale de la scène a produit son appellation : CyberOmbre.
Cette scène a joué un rôle de révélateur des enjeux pédagogiques et
sociaux dans le milieu scolaire. Après les premières résidences en
2011-12, je constatais une modification importante de leur équilibre des
cinq sens, le sensorium, tourné vers le virtuel, comme l’imaginait
McLuhan par l’accès du médium technologique à la conscience[8]. Je
constate deux conséquences observables sur mes scènes :
1. Une réduction de l’espace de penser, comme le défini Hannah
Arendt et Leslie Kaplan (voir II.1). Cet espace est à distinguer de
l’activité de savoir qui cherche la vérité et agit dans la dimension
scientifique de cause à effet et se finalise par une action. J’ai été
surpris, surtout chez les plus âgés, les lycéens par ces traits de
caractères dominants : très pragmatiques, aquoibonistes, avec des
conduites dictées par les médias et ses contenus qui entraînent par
ailleurs une déprise et une indifférence à leur propre autonomie, une
impensée numérique.
2. L’acte de penser est réduit aussi par une compression du
temps. Ce temps omniprésent, présentisme, crée un stress permanent de
manquer la course, d’en être exclu, sans mémoire du passé ni rêve
d’avenir entraînant une inattention dans le vrai présent. L’activité de
l’esprit n’a plus le temps de penser de se relier à la mémoire du passé
(les machines le font!) pour être là et imaginer et recomposer son
propre avenir, ce qui peut être définie par une dimension de présence
temporelle.
3. Une hyper-activation de la conscience, par virtualisation,
déséquilibre le sensorium, aux dépens d’une perception directe par nos
cinq capteurs sensoriels (traditionnels, classiques!). De ce fait, les
présences incarnées ont peu de chances d’avoir lieux : le toucher, le
regard, l’écoute, …. . Les jeunes croient qu’il est possible d’être
présents à plusieurs endroits : le rêve d’ubiquité. Très encapsulés dans
l’univers numérique, ils sont d’une timidité aigüe résultant d’une
utilisation amoindrie de cinq sens (liée aussi à leur âge). De ce fait,
ils ont peu de présence incarnée sur scène, la présence spatiale, peu de
capacité à percevoir ce qui est immédiatement là, ici maintenant.
Ces révélations m’aident alors à mieux comprendre les objectifs de la
mission confiée par l’école : la construction de leur propre identité
sociale et l’acquisition d’un esprit critique pour repenser et
s’approprier leur propre destin en dehors de l’emprise numérique.
L’importance de cette problématique sociétale des jeunes, face à
l’écran, la complexité d’un tel enjeu et surtout les yeux pétillants des
jeunes devant mes yeux humides après leur première expérience scénique,
m’imposent alors de prendre un temps à mon tour de penser. Je suis un «
acteur-social », un artiste intervenant confronté à des données
éthiques, psychologiques et sociologiques, en plein cœur
d’une institution éducative. Je passe de l’autre côté, « enquêteur »
pour mettre au clair ces données et les rassembler dans un projet de
recherche. Ce dernier devrait permettre d’ébaucher une pratique
théâtrale, de spectacle vivant, et servir d’outil de recherche et
de régulation de l’emprise numérique auprès des jeunes.
[1] PARE Jean, Conversations avec McLuhan, 1966-1973, Montréal, éd. Boréal, 2010
[2] Suivant les conseils d’un professeur de lycée, je les nomme désormais les jeunes.
[3] JEHEL Sophie, Parents ou médias, qui éduque les préadolescents ?
Enquête sur leurs pratiques TV, jeux vidéo, radio, Internet, éd. Erès
avec CEMEA, «Education et société», 2011, p7
[4] Voir le rapport de la commission de la Famille, éducation aux médias
présidée par Agnès Vincent-Deray, juin 2009, dont les principales
recommandations n’ont toujours pas été suivies d’effet, téléchargeable
sur www.cieme.org, consulté le 14/12/2014
[5] BIAGINI Cédric, L’emprise numérique, Comment Internet et les
nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Paris, éd. Echappée, «
Pour en finir avec », 2012
[6] BROOK Peter, L’espace vide, Ecrit sur théâtre, traduit par Estienne
Christine et Fayolle Franck, Paris, éd. Seuil, « Pierres Vives », 1977
(1968), p133
[7] PLATON, La République, Livres VI et VII , traduit par Karsenti
Tiphaine et Prélorentzos Yannis, Paris, éd. Hatier, «Les classique
Hatier de la philosophie», 2000
[8] Même si, on relève un apport de confort dans les domaines du savoir
et de l’intelligence : la mémoire, la puissance de calcul,
la multifonctionnalité, la géolocalisation, la vidéoconférence, la
conduite des machines, etc. En 1978, pour résoudre une formule de
moindre carrée, il me fallait quelques heures, en 1985, avec les
première IBM, je programmais sur 15 pages en langage Basic, pour créer
la formule, maintenant sur une feuille tableur, je liste mes valeurs en
deux colonnes, en un clic j’ai tous les résultats!